Pour une disruptive data

Bonne année à tous mes fidèles lecteurs, ainsi qu’aux plus occasionnels s’il y en a sur cette page à l’instant même. En dehors du passage obligé que constitue cette formule liminaire, nous sommes d’accord sur le fait qu’il s’agit d’un souhait, oserais-je dire d’un voeu (ce qui m’amène par ailleurs à vouer aux gémonies tous les gens qui vous écrivent pour « vous souhaiter leurs voeux » – sic!). J’en veux pour preuve que l’année à venir a toutes les chances de comporter des moments sympas et d’autres moins, des hauts et des bas, comme la vie qu’elle jalonne, et que, si on pousse à l’extrême, il y a fort à parier que toutes les personnes qui meurent chaque jour se sont entendu exprimer des voeux de bonne année (et surtout la santé!) au début de l’année qui a vu leur mort. Preuve en est qu’on est bien dans le domaine du souhait, de la bouteille à l’encre, et non du prédictif.

Pourtant, mes expériences professionnelles récentes et les discussions que je peux avoir en ce moment dans le cadre d’une active recherche d’emploi me laisseraient penser le contraire. La fameuse Data, Big Data, en silo, en DMP, en Lake ou autre, couplée à l’AI (ou IA, ça dépend si vous êtes adepte de l’acronyme en anglais, c’est encore plus classe) permet tout, et surtout désormais de… prédire l’avenir. Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec cette discipline, le principe est simple: les algorithmes moulinent et font tourner des milliards de données (existantes, donc passées et avérées) pour en tirer des lois statistiques et, en les croisant avec les conséquences avérées de ces données, des conditions de succès ou non. En gros, statistiquement, l’expérience (la donnée donc) a montré que tel ou tel truc marchait bien, voire à chaque fois, donc le réitérer devrait occasionner un succès à venir.

Le problème de l’affaire, en tous cas à mes yeux, c’est que, à l’instar des fameuses bulles de filtrage, tout cela tourne en rond et nous enferme / conforte dans nos certitudes et notre vision du monde, personnel et sociétal pour les bulles, professionnel pour la data. Là encore, petit retour en arrière: les bulles de filtrage, ce sont tous ces algos et applis IA qui, grâce à ce qu’elles savent de vous et de ce que vous avez déclaré comme goûts et tendances, vous poussent dans la même direction. Qu’on parle de commercial: les sites e-commerce qui vous disent que « ceux qui ont acheté ce que vous venez d’acheter ont aussi acheté ça… ».  De commercial / culturel: « les acheteurs de ce bouquin ont aussi aimé, donc sélectionné ça… ». De consommation culturelle: moteurs de recherche personnalisés façon Eurêka sur Canal Sat ou autres, suggestions de vidéos à suivre sur You Tube, etc… Exemples innombrables, pour arriver aux fameuses bulles de filtrage, où nos opinions et croyances nous poussent naturellement à nous rapprocher de ceux qui nous ressemblent et exclure de nos horizons (d’habitat, de fréquentation sociale, et maintenant de réseaux sociaux) ceux qui heurtent notre confort intellectuel et vont à l’encontre de nos pensées.

Dans une entretien formidable dans Libération (à lire ici), Emmanuel Todd (pas tout à fait un crétin donc) nous explique que « l’éducation des masses » depuis disons 50 ans et mai 68 a paradoxalement et perversement engendré non pas une élévation générale du niveau, mais la création d’une « élite large » d’environ 1/3 de la population qui, et c’est nouveau, devient aujourd’hui suffisamment nombreuse pour s’auto-suffire. C’est cette même élite de masse qui crée et crunche la data pour elle-même, exclut les « connaissances » et defriende / unfollow à tour de bras tout et tous ce-ux qui dérange-nt, tourne en rond sur elle-même, … et découvre avec effarement le fossé qui la sépare de l’autre partie de la société au travers d’émeutes urbaines et de week-ends de Gilets Jaunes à répétition. C’est cette même élite qui prétend aujourd’hui prédire l’avenir en tablant sur son auto-régénération systématique et sur la perpétuation immuable de ce qui l’anime (sic!). C’est cette même élite qui n’a pas venu venir Trump, le Brexit, ou donc les Gilets Jaunes aujourd’hui. C’est celle qui a élu Macron, porteur d’un avenir radieux mais formaté, programmatisé, et, pourquoi pas, issu d’un énorme crunch de data.

Que mon lecteur ne s’y trompe pas, je fais partie de cette élite , au moins pour l’énorme clairvoyance politique internationale mentionnée ci-dessus:). Je ne m’institue pas en marge ou au dessus d’elle. Je tends juste à dire, pour revenir au propos de départ, que la fameuse Data dont on nous rebat les oreilles est formidable si on ne veut pas lui faire faire autre chose que ce qu’elle peut faire. Si on ne veut pas lui faire dire autre chose que ce qu’il convient d’en dire, recul, analyse et intuition à l’appui. Si on ne veut pas la substituer à une vision synoptique de notre monde, y compris évidemment de ce qui nous est étranger, selon nos critères, et non dans l’absolu: l’autre, le différent, le laid, le repoussant, le dérangeant, l’étrange. Et dans tout cela il peut, ne l’oublions pas, y avoir de l’art, du génie, de l’invention, du disruptif, etc… Tout ce que nous ne pouvons prédire, mais qui nous fera avancer. Personnellement et professionnellement. Intellectuellement et financièrement. Individuellement et collectivement. Vive la disruptive data.